Le Système Technologique

La quantité de véritables loisirs disponibles dans une société est généralement inversement proportionnelle à la quantité de machines permettant d’économiser le travail qu’elle emploie.

E.F. Schumacher

L’homme… tente de créer le monde à son image, de construire un environnement totalement artificiel, et découvre ensuite qu’il ne peut le faire qu’à condition de se refaire constamment pour s’y adapter. Nous devons maintenant faire face au fait que l’homme lui-même est en jeu.

Ivan Illich

…ceux qui utilisent des outils rusés deviennent rusés dans leurs affaires, et que ceux qui sont rusés dans leurs affaires ont de la ruse dans leurs cœurs, et que ceux qui ont de la ruse dans leurs cœurs… sont agités dans l’esprit, et que ceux qui sont agités dans l’esprit ne sont pas des véhicules appropriés pour Tao. Ce n’est pas que je ne connais pas ces [outils que vous souhaitez que j’utilise]. Je devrais avoir honte de les utiliser.

Chuang Tzu

 

Selon toute apparence, la plupart des gens ignorent et ne veulent pas savoir quel est le vrai problème du monde. Leur attention est désespérément étroite, focalisée sur une série d’effets secondaires. Ils s’inquiètent du pillage de la nature, de la dérive technofasciste, de la criminalisation du genre, des inégalités grotesques, de l’état de la jeunesse, de la hausse des prix, etc., mais ignorent ce que toutes ces choses ont en commun. C’est comme quelqu’un qui ne se lave jamais et qui, plutôt que d’y remédier, passe sa vie à s’inquiéter de ses démangeaisons de peau, de ses cheveux gras et de ses infections fongiques, à acheter des médicaments pour traiter ces effets secondaires et à trouver des moyens de s’attirer les bonnes grâces des personnes offensées par son odeur.

Il en va de même pour le reste du monde. Dans les problèmes auxquels nous sommes confrontés en tant que société, pour les gens ordinaires, l’arbre cache la forêt, mais ils sont aussi terrifiés par la forêt et hypnotisés par les arbres, stupéfiés par les maux isolés auxquels ils sont confrontés, effrayés de perdre de vue leurs malfaiteurs isolés, leurs épouvantails, leurs gouvernements et leurs milliardaires. Cela ne résulte pas d’un préjugé intellectuel et cela n’a rien à voir avec un intérêt de classe. Il s’agit d’une peur inconsciente et profonde de saisir une vérité si immense, si terrible, qu’elle anéantirait tout ce sur quoi ils ont construit leur vie.

À ce stade, certains pourraient penser que je les incite à identifier « le problème » comme étant le « Nouvel Ordre Mondial », ou tout autre groupe occulte de méchants ; en d’autres termes que vous êtes sur le point de lire une « théorie du complot ». Personnellement, je n’ai rien contre une enquête sur le rôle joué par Big Money dans le remodelage du monde, une divulgation des programmes de gens comme George Soros ou Bill Gates ou une réflexion sur la façon dont fonctionnent les entreprises, les États et, véritables instances du pouvoir, les sociétés d’investissement et les banques. Bien sûr, tout cela peut nous éclairer sur notre situation alarmante.

Je ne m’oppose pas non plus à l’analyse de la nature de ce grand épouvantail moderne qu’est le « capitalisme ». Bien que le socialisme et le communisme fassent partie du système, et en définitive le soutiennent, nous vivons dans un monde construit sur le capital, sur la propriété privée des moyens de production, et nous vivons dans un monde où l’esclavage salarié et l’esclavage par la dette, les deux piliers sur lesquels est construit le capitalisme, ont fait de la terre un désert, grâce aux efforts de nos propriétaires et de nos créanciers. C’est pourquoi, malgré les limites désastreuses et la nature intrinsèquement tyrannique du socialisme et du communisme, la tradition marxiste a beaucoup à nous apprendre.

Mais. Ni les surhommes mondialistes ni la branche capitaliste du système ne sont la cause ultime de nos maux, pas plus que les « migrants », ou « mes parents », ou « les flocons de neige », ou « le communisme », ou « Trump », ou « le diable », et les gens qui pensent que de tels effets secondaires isolés sont la cause « derrière tout ça », qui passent leur vie à se concentrer exclusivement sur la lutte contre le capitalisme, sur les oligarques, les milliardaires, les banques ou n’importe quel méchant de leur choix, s’assurent que, au mieux, le vrai problème leur échappe.

Ici, nous pourrions mentionner tout particulièrement « la gauche », ce groupe de personnes qui consacrent leur énergie à obtenir un salaire plus équitable pour les couturières du Bangladesh, à défendre les intérêts des minorités, à promouvoir ce qu’ils appellent la « démocratie », à essayer de sauver le plancton marin, à critiquer le rouleau compresseur militaire américain et à lutter contre les propriétaires terriens cupides et « non démocratiques ». Non pas que ces menaces soient irréelles, mais, dans l’ensemble, en attaquant ces cibles on détourne le feu de la véritable source de nos problèmes, et c’est pourquoi le gauchisme (sous toutes ses formes) est pour le système le moyen le plus efficace de se protéger et de se perpétuer.

De toute évidence, la « droite » n’est pas plus près de voir les choses clairement, obsédée qu’elle est par le contrôle de l’incontrôlable (les gens, la météo, le marché), l’exclusion de ce qui ne peut l’être (les minorités, les étrangers, les femmes), l’accaparement du moindre kopeck de la planète et la tentative de retour à un monde perdu à jamais. La gauche et la droite sont perpétuellement en désaccord sur la façon d’organiser la société, se critiquant constamment l’une l’autre — la gauche se concentrant sur la cupidité monstrueuse et l’étroitesse d’esprit de la droite et la droite sur l’hypocrisie morale de la gauche et son insipidité destructrice d’individualité — mais aucune d’entre elles n’est intéressée si peu que ce soit par le vrai problème. Et quand elles sont confrontées à une menace visant le vrai problème, elles oublient leurs différences et s’unissent instantanément pour l’écraser.

Quel est donc le vrai problème ? Quelle est la « forêt » que si peu de gens peuvent regarder en face et qui se trouve, en fin de compte, derrière tous les terribles « arbres » qui occupe leur attention ? Quelle est cette chose que servent la droite et la gauche et qui dirige leurs vies et les nôtres ? Quelle est la cause de l’horreur que nous voyons autour de nous — et ressentons en nous — et qui, comme beaucoup d’entre nous en ont la certitude aujourd’hui, ne peut qu’empirer ? C’est le système technologique, et c’est l’ego humain qui l’a construit et entretenu. Je vais me répéter. L’horreur, le monde cauchemardesque dans lequel nous vivons, appelé à devenir de pire en pire en pire, est le résultat du système technologique contre nature que nous avons construit et, plus profondément, de l’ego qui l’a construit et qui continue à l’entretenir et à le défendre. Tant que nous n’aurons pas compris cela et agi en conséquence, nous n’arriverons à rien, que ce soit collectivement ou individuellement.

Par « système technologique », j’entends la machine-monde industrielle et technologique contre nature qui nous entoure. Le « matériel » de cette machine est le monde de fer et d’acier, charbon et pétrole, plastique et polycarbonate, fil de cuivre et fibre optique, diode et microprocesseur, bateau et avion, ordinateur et smartphone, route et rail, etc. C’est la substance artificielle de la modernité qui nous entoure ; tous les moteurs, usines, instruments, ordinateurs et outils divers du monde. Le « logiciel » de la machine, ce sont toutes les institutions modernes que nous connaissons — les prisons, écoles, universités, tribunaux, bureaux, etc. — et les informations sur lesquelles ces organisations « tournent » — les idées, idéologies, théories et croyances nécessaires pour que tout fonctionne ; l’ensemble des organisations intangibles et processus organisationnels qui actionnent les outils du monde, et tous les faits nécessaires pour les construire, entretenir et justifier.

Pendant plusieurs milliers d’années, et même jusqu’à une date récente, il était possible d’échapper à l’emprise du système technologique, mais par la suite, au terme de centaines de générations, et après de nombreux revers et fissures, à travers lesquels les personnes libres ont pu se glisser un jour, tout s’est « assemblé ». Ce processus de consolidation final a commencé aux quinzième et seizième siècles, avec une avancée massive de la puissance du « logiciel » du système, puis, lors de la révolution industrielle des XVIIIe et XIXe siècles, de son « matériel ». Enfin, il y a une cinquantaine d’années, toutes les entraves à un système mondial complet ont été supprimées, et nous avons été précipités vers l’état dans lequel nous nous trouvons aujourd’hui, aux portes d’une dystopie technologique complète, si envahissante qu’elle habite littéralement la psyché de ceux qui en font partie, de sorte qu’il devient, pour les gens des machines, absurde de parler de liberté. La liberté par rapport à quoi ? La prison et le prisonnier ne font plus qu’un.

Maintenant, il est essentiel de comprendre que même si, comme je l’ai dit, il y a des gens responsables de tout cela — en particulier les propriétaires du système, mais aussi sa classe gestionnaire, ses universitaires, ses médecins, ses prêtres, ses journalistes, etc. — et même si ces gens doivent (et vont) être tenus responsables de leur violence monstrueuse et de leur lâcheté, le système lui-même est, dans une large mesure, autonome. Il a ses propres priorités et exigences objectives auxquelles ses serviteurs humains doivent obéir.

Pour prendre un exemple récent, pourquoi a-t-on récemment mis à niveau les technologies de communication du monde développé vers la « 5G » ? Personne n’en a vraiment besoin, personne n’en veut vraiment, sauf peut-être quelques technolâtres cinglés. L’internet fonctionne bien, trop bien en fait, mais nous n’avons certainement pas besoin qu’il soit cent fois plus rapide. Alors qui en a besoin ? Nous pouvons certainement dire que les entreprises technologiques en ont besoin, dont le pouvoir et les profits dépendent de l’« innovation » permanente, et nous pouvons certainement dire que les États en ont besoin, car ils ont besoin de systèmes internet ultrarapides pour surveiller et contrôler plus facilement leurs citoyens. Mais la chose la plus importante à comprendre est qu’en dernier ressort, le développement du système technologique lui-même « nécessite » la 5G. À mesure que le système devient de plus en plus complexe, de plus en plus envahissant et, par conséquent, de plus en plus destructeur, ses systèmes de communication nécessitent de plus en plus de puissance — c’est pourquoi il doit disposer de la 5G. Ensuite, dès qu’un État ou une institution adopte cette technologie, et contrôle plus « parfaitement » son environnement grâce à elle, alors tout le monde doit immédiatement faire de même pour ne pas se laisser submerger.

La technologie fonctionne de cette manière depuis qu’elle a pris le contrôle des affaires humaines, il y a plusieurs milliers d’années. Chaque fois qu’un outil ou un processus fondamental s’est développé au point de devenir trop puissant ou trop complexe pour être contrôlé par des êtres humains individuels (ou des communautés locales), il a imposé à la société un changement complet afin de s’adapter à ce changement. Lorsque, par exemple, un aspect de la société britannique s’est industrialisé — les usines de coton — un grand nombre d’aspects connexes ont dû être industrialisés, parce qu’il n’est pas possible d’avoir des tissus machinés sans puissance machinale, sans transport machinal ni esprits-machines. Chaque étape de chaque « progrès » nécessite un développement parallèle de toutes les autres technologies, sans parler des pensées, des sentiments et des modes de vie des personnes qui doivent utiliser ou être soumises à l’utilisation de ces technologies. Il en résulte toutes sortes de problèmes imprévus qui nécessitent ensuite des solutions technologiques supplémentaires.

Parmi les problèmes actuels, citons le faramineux pouvoir des entreprises technologiques et des bureaucrates, l’anéantissement de la nature, la suprématie de la loi du troupeau domestiqué (alias la « démocratie »), la mort de la culture (et de la nuance), la ruine des enfants et la corruption de l’innocence, l’humiliation de la parole, le déclin de la communauté et de la convivialité, l’anéantissement de la dignité humaine (en particulier celle qu’on peut trouver dans un travail artistique et artisanal ayant du sens), l’inégalité vertigineuse, le comportement tyrannique de nos institutions et la futilité creuse et sans but de l’existence moderne.

Tout cela est finalement le résultat du système technologique[1]. Les propriétaires de droite prennent des décisions critiques, tout comme les gestionnaires de gauche ; mais c’est le système lui-même qui les commande. Les gens se plaignent du dépérissement des valeurs traditionnelles, de l’augmentation de la criminalité, de leurs enfants sans cœur, de leur vie stressante, de ces fichus immigrés qui grignotent la ville, de la violence policière et du racisme, de la mauvaise qualité des biens et des services et de la frustration exaspérante qu’ils éprouvent à essayer de joindre quelqu’un qui puisse les aider, et ils s’emparent alors de la cause la plus proche de ces facteurs, sans s’apercevoir qu’ils résultent tous du fait de vivre dans une machine qui produit inévitablement ces résultats.

Prenons un autre exemple, l’immigration. Au cours du siècle dernier, le système technologique a exigé qu’une énorme quantité de personnes fassent la navette à travers le monde, c’est pourquoi elles le font. Que tant de gens ordinaires n’aiment pas que les lieux où ils vivent soient submergés d’étrangers, ou que leurs familles soient fragmentées et leurs traditions diluées, ne pèse pas dans la balance. Le système technologique en a besoin, donc tout le monde doit s’y faire. C’est pourquoi, lorsque le système a commencé à avoir besoin du déplacement massif des personnes, la « tolérance », la « diversité » et l’« inclusion » ont pris une importance religieuse et que le « racisme » — qui désigne ici diverses formes de désaccord social — a reçu le même statut que le blasphème et le culte du diable à l’époque médiévale.

Ou prenez un autre exemple, la destruction totale de l’innocence et de la liberté de l’enfance — et donc de la santé mentale. Là encore, le système technologique l’exige. Il faut que les enfants soient rigoureusement éduqués dans ses procédures et ses valeurs, et il faut maintenant qu’ils interagissent avec la « société » à travers l’écran. Ceci, combiné à la terreur des parents face au monde réel et à une prime sociale à la permissivité « non -violente » — qui sont également des conséquences du système technologique — se conjugue pour créer les singes de laboratoire malades, sans culture et égocentriques que nous appelions autrefois nos enfants.

Ou encore, considérons le contrôle social. La plupart des pays occidentaux se dirigent, par le biais de passeports vaccinaux, vers une société chinoise de type crédit social, dans laquelle les citoyens, évalués en fonction de leur fiabilité ou de leur contagiosité, sont automatiquement disciplinés et contrôlés par des systèmes de surveillance invasifs. Même en Chine, ce système n’en est qu’à ses débuts ; les « commodités » technodystopiques à venir — monnaies numériques, laissez-passer intelligents pour se déplacer, systèmes de « sécurité » automatisés, abolition définitive de toute forme de communauté physique — seront bien, bien pires, et éteindront définitivement l’esprit humain. Pourquoi ? À ce stade, seuls les fous, les crétins et les invertébrés croient que c’est pour notre santé et notre sécurité. Mais cela ne se produit pas non plus, en fin de compte, parce que des hommes-démons machiavéliques conçoivent consciemment un monde de mort dans la vie. Encore une fois, il y a de tels monstres au sommet de la pyramide du mal, et ils ont un contrôle significatif sur les banques, les sociétés d’investissement et autres, et ils auront ce qu’ils méritent, mais tout cela ne se produit pas seulement à cause de gens malfaisants, mais parce que le système technologique lui-même exige un monde de prison technofasciste. La supermachine est par nature instable, artificielle et antihumaine, ce qui signifie que plus elle devient puissante, plus elle doit contrôler les choses de manière rigide (et transformer les gens en objets contrôlables) pour que tout reste en place.

Ou alors, il y a « le problème des femmes » — c’est ainsi que l’on appelait le féminisme lorsqu’il est apparu au XIXe siècle, lorsque l’industrialisation a forcé les femmes à entrer dans le domaine masculin, où elles ont été confrontées à une forme d’assujettissement radicalement différente de ce qu’elles avaient connu. Avant l’industrialisation, les femmes avaient souvent autant de pouvoir que les hommes, contribuant à la richesse du foyer et contrôlant ses dépenses. Lorsqu’elles se sont retrouvées dans la situation inédite et désagréable de recevoir des ordres dans leur travail, elles ont répondu par le « féminisme ». Ce « féminisme » a ensuite été utilisé par le système, au cours du siècle et demi qui a suivi, pour contraindre les femmes à participer à une économie sur laquelle elles n’avaient et n’ont toujours aucun pouvoir significatif. Le seul « pouvoir » qu’elles ont pu obtenir est réservé à celles qui se fraient un chemin jusqu’à la montagne d’excréments appelée « carrière », un processus qui a corrompu ou compromis la féminité qu’il était censé libérer. Enfin, comme le système technologique a dépassé le soi tout entier, non seulement le genre, mais le sexe lui-même a été aboli, la différence sexuelle étant un obstacle pour les fantômes indifférenciés et sans corps exigé par le système virtuel. En d’autres termes, le système technologique a créé « le problème de la femme » et l’a résolu en effaçant la femme.

Prenons un dernier exemple, subtil, mais terrifiant. Les gens perdent la tête. Il y a plusieurs raisons à cela, mais l’une d’entre elles est qu’ils sont, nous sommes, en train de devenir superflus. Je ne veux pas dire qu’ils perdent leur emploi — ce dont il faudrait se réjouir — je veux dire qu’ils deviennent inutiles, redondants, pas seulement incapables de faire quoi que ce soit avec quelque compétence que ce soit, mais aussi incapables de contribuer de manière significative à la société et punis pour avoir même essayé. Cela conduit inévitablement à d’horribles sentiments de futilité et de dépression, que les gens sont encouragés à attribuer à toutes sortes de raisons (principalement la « maladie mentale »), à l’exception de la vraie : le système technologique, qui doit expulser autant d’humains que possible de ses opérations ou, si cela n’est pas possible, expulser les qualités véritablement humaines — telles que la créativité, la générosité, la solidarité, etc. — des gens qui restent à l’intérieur de lui. Ces qualités ne peuvent pas être contrôlées et, le plus souvent, elles perturbent le bon fonctionnement de la machine. Elles ne peuvent donc pas être autorisées, ce qui explique pourquoi seuls les hommes-machines parviennent au sommet du système technologique ; des humanoïdes sans compassion, lâches et hyperrationnels.

Les propriétaires et les gestionnaires peuvent parfois avoir besoin de beauté dans leur vie, ils peuvent apprécier la spontanéité et la générosité, ils peuvent aimer la nature sauvage, ils peuvent avoir toutes sortes de qualités humaines. Il est peu probable que ces qualités soient nombreuses ou qu’elles soient d’une grande profondeur — car ce sont les « moindres d’entre nous » qui dirigent — mais il pourrait y avoir quelque chose de bon quelque part dans tout cela. Le système, cependant, n’a que faire du bien. Rien. La beauté radicale, l’innocence et l’honnêteté, l’intégrité et la décence, l’originalité authentique, la générosité sans arrière-pensée, la sauvagerie ingouvernable, l’intensité, l’amour inconditionnel et la justice sont autant de menaces pour le bon fonctionnement de la machine, et c’est pourquoi toutes ces choses disparaissent de nos vies. Pendant les cinquante dernières années, les enfants sont devenus plus terre-à-terre, l’art plus grossier, les acteurs (« chroniqueurs du temps ») ont perdu en caractère, les femmes en sensibilité, les hommes en dignité, la nature s’est encore éloignée de nos seuils et le cœur humain s’est presque entièrement rétréci et desséché. Non que l’époque antérieure ait été un paradis. Bien sûr que non. Mais il était beaucoup plus facile de trouver les bonnes choses dans le monde.

Tous les problèmes que j’ai mentionnés jusqu’ici — toutes les terribles misères auxquelles nous sommes confrontés dans le monde — peuvent être expliqués comme une conséquence directe ou indirecte du fait de vivre au sein du système technologique planétaire et d’être obligés de le servir. Mais très peu de gens peuvent voir cela, parce que le ressentir pleinement, dans toute son horreur, reviendrait à dévoiler leur dépendance égotique au système. Ils veulent mettre fin aux confinements ou au biofascisme, ou à la destruction de la nature, ou à l’abus des femmes — et c’est très bien, mais cela revient pour un médecin à traiter votre cancer en prescrivant des analgésiques pour y remédier. Qui ne soutiendrait pas le médecin ? Qui ne prendrait pas les analgésiques ? Mais si nous ne traitons pas la racine du cancer, la cause personnelle et collective, le cancer nous rongera toujours.

Considérons l’histoire suivante. Un homme peu sûr de lui, avide de richesse et de pouvoir — appelons-le Tom —, accepte un emploi stressant au cœur d’une ville. Tom n’a aucun accès à la nature sauvage, aucune communauté autour de lui pour en parler — seulement des collègues de travail et un conjoint — et il travaille sans relâche dans la ville à une tâche essentiellement inutile, sans temps libre pour découvrir et pratiquer des activités riches de sens. Il est complètement dépendant d’une armée d’étrangers spécialisés qui le nourrissent, l’habillent, le transportent, le divertissent et le protègent, et d’un système technologique d’une complexité incommensurable pour communiquer avec sa société, qui, en fait, n’est plus une société du tout, mais une série d’algorithmes se faisant passer pour une société. Après avoir « vécu » ainsi pendant une dizaine d’années, Tom devient malade et malheureux et commence à s’occuper de sa maladie et de ses problèmes de santé mentale. Il a mal au ventre, alors il prend des analgésiques ou modifie son régime alimentaire ; il est stressé, alors il médite ou part en vacances ; il s’ennuie, alors il regarde un film ou se drogue ; il se sent seul, alors il utilise les médias sociaux ou fréquente une prostituée ; il est en colère, alors il critique le gouvernement ou participe à une manifestation… et ainsi de suite. Il considère tous les problèmes isolément. À aucun moment, il n’identifie le système technologique comme étant le problème. Pourquoi ? Parce que la prison et le prisonnier ne font qu’un.

J’ai choisi ici un exemple assez grossier, que certains lecteurs ne manqueront pas de rejeter comme étant l’un d’« eux », mais tout le monde au sein du système technologique y est attaché de la même manière, de l’homme d’affaires de droite le plus agressivement indépendant à l’auteur de gauche le plus tendance et écoradical, du milliardaire le plus riche, au sommet de la technopyramide, en passant par tous les intellectuels, penseurs et professionnels, jusqu’aux travailleurs ordinaires et aux pauvres. Tous y sont attachés, jusqu’à la racine, ce qui explique pourquoi tant de gens, dans toutes les classes de la société, sont perturbés par une véritable indépendance. Le socialiste qui veut « une société plus juste », « une ville écologique » ou « un monde civilisé » — nous pouvons ne pas aimer ces gens, mais nous les comprenons. Le fou qui ne veut pas d’une société, d’une ville, d’une civilisation est incompréhensible. C’est l’œuvre du diable.

Toutes les insécurités et envies égotiques de l’homme, sa conformité docile et sa passivité engourdie, son besoin agité de stimulation sont branchés, en tout point, sur le système technologique, se manifestant comme sa vie entière. Il ne peut pas voir la situation dans son ensemble, car pour la voir, il faut que tout change. Pas seulement telle ou telle activité ou habitude, mais tout, tout son être et, par conséquent, tout son mode de vie. Il continue donc à identifier tel ou tel problème et à rechercher telle ou telle solution isolée, à court terme, jusqu’à sa mort.

Ceux qui possèdent et gèrent le système savent bien que les gens sont comme ça, et ils veillent donc à ce que les problèmes soient présentés sans contexte et que les solutions se résument à soulager les peurs et le stress immédiats, tout en s’assurant que la masse passive est prise dans la panique du jour et n’est que trop disposée à sacrifier davantage de sa liberté et de sa dignité pour une solution à court terme ; un peu moins de peur, un peu moins d’insécurité. C’est ainsi que le mal se développe, en offrant le moindre de deux maux jusqu’à ce que tout le bien ait disparu.

Cela ne signifie pas qu’avant ou en dehors du système technologique, les hommes et les femmes n’étaient ou ne sont pas capables d’être avides, égoïstes ou stupides ni que les hommes et les femmes notablement indépendants du système sont nécessairement des parangons de vertu. Ce que cela signifie, c’est que, naturellement, l’égoïsme a aussi ses limites ; il est bridé par les gens qui nous entourent et par les limites de la société qui nous entoure, qui empêchent l’égoïsme de ruiner nos vies ou celles de nos semblables. Lorsque le système contre nature atteint la taille, l’étendue, le caractère envahissant et la puissance du monde moderne, il n’y a pas de limite à la mesure dans laquelle l’ego peut s’en nourrir ou être nourri par lui.

Ce que je veux dire, c’est que les possibilités de dépendance, d’évasion, d’irresponsabilité, etc. sont pratiquement illimitées dans un système pleinement développé. De plus, du fait de l’habilité du système à satisfaire l’ego, à flatter ses vanités, à excuser ses peurs et à nourrir ses pulsions les plus basses, il est presque impossible aux hommes et aux femmes de résister à sa pénétration insidieuse dans leur vie. Le système offre constamment des micromoments de gloire sur les réseaux sociaux, récompense l’échec, endort les hommes et les femmes avec le chauffage central, les smartphones, les jeux vidéo, les antidépresseurs, les Pringles et le porno sans fin, récompense ceux qui se conforment, qui se plient, qui sont obéissants et soumis, rend impossible d’affronter pleinement la douleur, la saleté, la perte ou le dur labeur, fait passer la vanité, la lâcheté et la malveillance pour des maladies mentales ou même pour des valeurs appréciables et rend l’amour complètement inutile. Tout cela, ainsi que les divers mythes illusoires que le système fournit à ceux qui dépendent de lui (principalement celui que la qualité de vie était inférieure à l’époque précivilisée, ou même prémoderne), lâche la bride à l’ego égoïste, ce qui, comme en témoignent les enfants gâtés partout dans le monde, nous transforme tous en égocentriques monstrueux, en lâches pitoyables et en veules toxicomanes, et nous retourne contre nos propres mères[2].

Rejeter complètement le système peut sembler une idée amusante, mais quand le fait d’exprimer vos doutes — et plus encore de faire quelque chose pour y remédier — menace votre solde bancaire ou votre emploi, vous devez soudain faire preuve de « prudence » et de « précaution ». C’est pourquoi presque personne n’est capable de distinguer l’arbre de la forêt, parce que dans le système avancé, cela signifie rejeter complètement le faux moi parasite qui a tellement submergé la conscience que rien d’autre — aucune autre qualité — ne peut être expérimenté. L’incapacité à voir la forêt, à voir la véritable cause des maux du monde, n’est pas une question d’intelligence et certainement pas de goût ou d’éducation — généralement, les personnes les plus instruites sont les plus moralement aveugles et les personnes sans goût ni formation les plus perspicaces, du moins lorsqu’il s’agit de voir la véritable nature du système. Les hommes et les femmes ne se détournent pas de la vérité du monde parce qu’ils ne peuvent pas la comprendre intellectuellement, ou par une sorte d’erreur ou d’aveuglement. Ils s’en détournent parce que voir la nature du système technologique, revient, pour l’ego, à regarder en face sa propre mort ; parce qu’il doit mourir pour être libre.

Heureusement, le système est en train de mourir, comme le fait toute chose. Lui aussi atteint ses limites (imposées par ses besoins énergétiques, qui dépassent de façon exponentielle l’approvisionnement bon marché disponible). Cela, tout comme la fameuse « fin du travail » qui se profile également à l’horizon, serait un motif de réjouissance si ces dernières étapes n’étaient pas marquées par le parachèvement cauchemardesque du système technologique. Son emprise sur nos vies sera totale. Nous serons enfermés dans une horreur dystopique que nos plus grands écrivains pouvaient à peine imaginer.

Mais pas pour longtemps.

En attendant, que pouvons-nous faire ? Si vous comprenez le problème assez clairement, la réponse est évidente. Que se passe-t-il lorsque vous percevez distinctement, pour la première fois peut-être, une mauvaise habitude dont vous n’aviez pas conscience ; par exemple, que vous ne faites pas attention lorsque quelqu’un vous parle ? Avez-vous besoin d’une solution à ce problème ? Avez-vous besoin qu’on vous dise ce que vous devez faire, ou est-ce évident ?

Eh bien, nous ne faisons pas attention. Si nous le faisions, nous aurions une autre vie. Nous nous libérerions aussi bien que possible et ce faisant, nous nous sentirions bien. On se sent bien quand on possède un noble but et qu’on travaille pour l’atteindre, même si objectivement on n’y parvient jamais. On se sent bien quand on surmonte ses peurs et ses désirs créés par la machine, même si on n’est jamais complètement libre. On se sent bien quand on est indépendant, même si on doit faire des compromis en cours de route.

Cela ne signifie pas que vous devez immédiatement renoncer à utiliser toutes les technologies industrielles. C’est également impossible — comme le montre le fait que j’ai écrit ceci sur un ordinateur portable — et absurdement simpliste. Le système technologique a, comme nous l’avons vu, déformé nos relations mutuelles, il nous a pris les outils simples des mains et nous a fait oublier comment les utiliser, il nous a placés sous la coupe de technocrates, de professionnels, d’enseignants, de médecins et de diverses forces de « sécurité », il a corrodé notre intelligence, nous a vidés de notre énergie, nous a rendus malades, nous a mis dans la confusion ; il nous a même privés de notre langage, s’insérant entre notre compréhension de nos vies et les moyens par lesquels nous exprimions autrefois cette compréhension de manière créative. Pour se libérer du monde des machines, il ne suffit pas d’éteindre l’ordinateur portable et de jeter le smartphone. Il ne suffit pas de combattre la machine sur un seul front, le plus évident, le plus direct — bien que cela soit aussi utile, évidemment — mais, comme elle s’est insinuée dans tous les aspects de notre vie, même dans nos pensées et nos sentiments, chaque aspect de notre vie est une arène, un démon à vaincre, une prison à fuir — et la prison, c’est vous.

Je ne veux pas suggérer que le dépassement de soi et la révolution personnelle soient la seule façon de sortir du système technologique — évidemment pas. Ce serait de l’égocentrisme chronique. Même les actes révolutionnaires que nous sommes appelés à accomplir dans le monde, une fois que nous sommes déterminés à nous libérer de son emprise sur les vies, ne sont pas suffisants (je fais référence à nos batailles sur le lieu de travail, dans les quartiers et avec les différentes institutions auxquelles nous devons faire face). Quelque chose de beaucoup plus profond est nécessaire pour abattre le système.

Il faut reconnaître ici un autre aspect qui n’est pas toujours évident dans le problème technologique, en dehors de son ampleur et de sa profondeur, un aspect qui doit aussi être pris en compte si nous voulons affronter intelligemment le monde des machines, c’est qu’il ne peut pas être réformé. Jamais. De même que chaque développement majeur du système génère immédiatement des développements simultanés partout ailleurs, qui s’intègrent les uns aux autres de manière transparente, de même l’autonomie et la puissance presque inconcevable du système — sans parler de la passivité visqueuse ni de l’impuissance apprise de la masse domestiquée — restent complètement intouchées par les ajustements fragmentaires, qui atteignent presque instantanément les limites institutionnelles du fait qu’ils menacent tout le reste du système[3].

Nous en avons vu un exemple très intime dans la vie du pauvre Tom, qui ne peut faire face à aucun de ses problèmes parce qu’ils sont tous enracinés dans le même sol stérile. Considérez, à titre d’exemple moins personnel, ce que signifierait une réforme significative de l’enseignement, afin que les enfants puissent apprendre leur culture comme ils l’ont fait pendant des centaines de milliers d’années, en y participant directement. Pour que cela fonctionne, il faudrait que tout change — toute la société devrait devenir éducative ; elle devrait devenir un lieu où les enfants peuvent apprendre, plutôt qu’un lieu où ils ne peuvent rien faire d’autre qu’observer passivement. Et quand je dis « éducative », je veux dire véritablement éducative, permettant aux enfants de découvrir qui ils sont, plutôt que de les forcer à faire ce que le système exige. De plus, toutes les distractions et dépendances créées par le système, qui absorberaient instantanément l’attention des enfants autorisés à vivre librement, devraient être supprimées de leur vie. Tout cela signifierait la désintégration totale de tous les aspects du système.

Des considérations similaires nous empêchent de rétrograder n’importe laquelle de nos technologies. Imaginez ce que cela signifierait de revenir aux voitures tirées par des chevaux, aux dispositifs de chauffage au charbon ou aux systèmes d’information et de classement sur papier ou sur bande. Là encore, tout devrait changer. Le système technologique n’a de sens que s’il va de l’avant, s’il fait plus, s’il est plus grand. Moins, en arrière et plus petit sont aussi inconcevables pour les machines — et pour les esprits mécanisés — que qualitativement différents ou meilleurs. Il faut donc aller de l’avant, et ceux qui rêvent d’une utopie future doivent supposer qu’elle sera, avec diverses fioritures permacoles et conceptions écoharmonieuses, plus développée.

Tout cela s’applique à la résolution judicieuse de l’un ou l’autre des problèmes suivants : les armes nucléaires, la vidange des océans et l’érosion des sols, la surpopulation, le génie génétique, la prolifération des microplastiques et autres polluants, la folie généralisée (dépendance, anxiété, dépression, etc.), la mort de la culture, la mort du genre, l’incompétence généralisée, l’inégalité scandaleuse, la corruption, l’exploitation inique des pauvres ou tout autre problème que j’ai mentionné jusqu’ici. Même si l’une ou l’autre de ces choses pouvait être traitée efficacement dans un délai de, disons, cent ans — ce qui est très improbable — traiter l’un ou l’autre de ces éléments jette l’ensemble du système dans le désarroi, c’est pourquoi les défenseurs du système ne permettront tout simplement pas qu’un aspect du système change de manière significative — même s’il le pouvait — c’est pourquoi, en outre, comme tout lecteur ayant la moindre honnêteté intellectuelle le reconnaîtra, il n’y a eu aucun progrès réel pour résoudre n’importe quel problème sérieux auquel l’humanité est confrontée. Aucun.

Vous pouvez croire que quelques nouvelles lois vont arranger les choses, ou qu’on inventera une nouvelle technologie verte et que tout se résoudra comme par magie, ou qu’un mouvement anti-capitaliste vainqueur nous libérera, ou que le « bon leadership » nous sauvera tous, ou que tout ce que nous devons faire est d’interrompre la course de tel ou tel effrayant milliardaire bouffi, mais cela signifie que vous ne prêtez pas attention à l’étroite intégration du système, à l’étendue réelle du monde dévasté, ou à son caractère profondément invasif, résultat d’un processus qui, comme mentionné ci-dessus, a pris des milliers d’années pour atteindre sa forme planétaire actuelle. Une telle évolution ne peut être inversée en quelques années ou même en quelques décennies. Si une véritable réforme était possible, il faudrait des siècles pour changer la société de l’intérieur, bien plus longtemps que ce dont nous disposons avant que la nature et la nature humaine ne soient anéanties.

Le mieux que l’on peut (vainement) espérer est qu’un groupe de technocrates soit remplacé par un autre groupe plus branché. Un tel espoir est rarement formulé par les auteurs radicaux (de gauche, socialistes, marxistes ou pseudo-« anarchistes »), ils en sont rarement conscients, mais c’est le résultat inévitable d’une réforme de la société sans s’attaquer de manière significative au système technologique. Vous pouvez avoir un paysage parsemé de fermes permacoles et de love-ins végétaliens sans propriété privée, mais si aucun mouvement significatif n’a été lancé pour s’attaquer à la machine planétaire sur laquelle la société est construite, une puissante classe technocratique et bureaucratique d’intellectuels devra exister pour la maintenir. Cette classe sera alors ce que les professionnels puissants sont toujours — des cerveaux fades et sans corps sur jambes — et fera ce que les professionnels puissants font toujours — dominer la société au nom de son bien-être.

C’est pourquoi l’éternelle objection à ce genre de critiques — que « la technologie est neutre », qu’elle « dépend de la façon dont elle est utilisée » — est si peu perspicace. Les technophiles supposent qu’internet est le même genre de phénomène qu’une hache en pierre, ou que la cuisson du pain dans un four est la même activité, en principe, que la fabrication de pain dans une énorme usine agroalimentaire, alors que la différence entre les machines extrêmement complexes et les outils simples n’est pas seulement une question d’échelle, mais aussi de nature. Il se peut qu’une arme nucléaire soit « neutre » dans le sens, limité jusqu’à l’absurde, où elle peut exploser ou non, mais, comme tous les appareils de haute technologie dont nous dépendons aujourd’hui, elle fait partie d’un système qui exige un certain type de société, à savoir la nôtre, dans laquelle l’éducation, la politique, le droit, les transports et la santé sont, et ne peuvent être, que des questions techniques.

De plus, qui va décider de la façon dont toute cette technologie est utilisée ? Il est déjà ridicule de prétendre que nous avons « le choix » de la manière dont nous pouvons utiliser les excavatrices à roue-pelle, il est encore plus stupide d’affirmer que le système technologique qui exige l’utilisation de telles machines est « neutre », mais même en acceptant ces suppositions extravagantes, il n’y a rien dans la formation des scientifiques et des ingénieurs qui leur permette de décider de la manière dont les machines hypercomplexes peuvent être utilisées, et il ne peut rien y avoir ; car non seulement on ne peut jamais trouver la morale dans la formation technique (« scientifique »), mais elle constitue une menace qui est obligatoirement éradiquée par cette formation. Donc, pourquoi la technologie serait-elle « neutre » alors que ceux qui ont le pouvoir sur elle sont assurés de ne jamais pouvoir l’utiliser à bon escient ?

Il est frappant de constater, en discutant de ces questions, à quel point les contre-arguments sont similaires à ceux des adeptes d’une religion, car il s’agit bien d’une religion. Elle a ses grands prêtres et ses fanatiques, et elle a ses croyants ordinaires et ses laïcs déchus, mais indépendamment de la conscience que les individus ont de leur technophilie, tous sont intégrés dans le système qui la produit. Nous vivons au rythme de la machine, nous nous enveloppons dans ses boucliers, nous filtrons nos sens à travers elle et, si nous en sommes propriétaires ou gestionnaires, nous en tirons notre subsistance. Nous sommes déjà des cyborgs, notre intelligence est déjà artificielle, notre réalité est déjà virtuelle. C’est pourquoi, même si un contemporain typique pourrait ne jamais avoir prononcé un mot pour le défendre, il s’opposera à l’idée que nous sommes prisonniers du système technologique, qu’il n’est pas réformable, qu’il n’est pas « neutre », qu’il a ses propres priorités, qu’il dirige le monde et qu’il détruit l’homme et la femme, exactement de la même manière que tous les croyants s’opposent au dévoilement de l’illusion dans laquelle ils vivent : par le silence, le ridicule, le sophisme, la peur et la violence.

[1]    Et de l’ego qui l’a construit et l’entretient, dont il est question ailleurs.

[2]    « Un enfant gâté n’aime jamais sa mère. » Henry Taylor.

[3]    Voir Jacques Ellul, La technique ou l’enjeu du siècle et Le système technicien.

Traduit par Guy Morant

Une version actualisée de cet essai est publiée dans Ad Radicem, un recueil de réflexions radicales sur le système et le soi.

 

Autres lectures

  • La société technologique (et le système technologique) Jacques Ellul
  • Énergie et équité Ivan Illich
  • Technique et civilisation Lewis Mumford
  • Small is Beautiful E.F. Schumacher
  • Esclavage technologique Théodore (« Ted ») Kaczynski
  • Le crépuscule des machines John Zerzan
  • Le livre de Chuang Tzu (trans. Merton)
  • La métaphysique de la technologie David Skrbina