Le Mythe du Sens

Il n’y a pas de sens dans le système, et il ne peut pas y en avoir. Le système ne comprend et ne peut comprendre que l’expansion… Le sens émane de l’existence consciente et de l’action délibérée, toutes deux impossibles à l’intérieur du système et violemment réprimées quand elles apparaissent… Par conséquent, le système parfait est entièrement composé de gens inconscients accomplissant des tâches dépourvues de sens.

 

Plus le temps passe, moins il est nécessaire de convaincre les gens que la vie dans le système n’a pas de sens, malgré leur conviction que les consolations, dépendances et succédanés qu’ils utilisent pour remplir le vide créé par le système-vie débordent de finalité.

Le sens, ou la réalité[1], provient de deux lieux[2] : l’EXISTENCE CONSCIENTE et l’ACTION DÉLIBÉRÉE. L’existence consciente se réfère à l’expérience de la conscience précédant ou expérimentant les pensées, émotions et les sensations séparées. On éprouve ou ressent cette impression virginale du « je » après un long sommeil réparateur, avant que toutes « mes » idées retrouvent leur place, ou dans des moments d’immobilité, quand je suis foudroyé par la beauté ou que, parfois sans autre raison qu’une promenade dans un parc, je ressens dans tout mon corps un accord profond avec la vie. La reconnaissance, ou le fait de savoir ce qui est en train de se passer, m’extrait de ce vécu d’idées, de noms, de mots et d’objets, qui sont tous des expériences relatives, c’est-à-dire connus par relation et comparaison. Je sais ce que signifie « ce gros nuage au-dessus de ma tête » en référence aux diverses classifications comme grand-petit, noir-blanc, duveteux-dur, en haut-en bas, ici-là-bas, etc. ; mais je ne mobilise pas ce genre de connaissances abstraites quand la pluie du gros nuage tombe effectivement sur moi, quand je sers contre moi quelqu’un dont je suis éperdument amoureux, dans des moments d’exploit sportif, quand je ne fais qu’un avec la balle, ou après une dure journée de travail quand je vais sous la douche. Pas plus que je ne me livre à des évaluations relatives dans les moments de grand choc, quand je suis pétrifié par la douleur, la perte ou même la gêne, vivant la pure expérience de ce qui est. Dans de tels moments, le temps semble ralentir et les sensations deviennent plus vives. Cela résulte du fait que l’existence consciente est un événement non pas partial et mental, situé dans la tête, mais totalement physique. Tout le corps est conscient – une expérience que nous identifions comme vive, brillante, intense, immédiate et chargée de sens ; alors que le temps sécrété par l’esprit, tel que nous l’éprouvons normalement, est un mode d’expérience relatif qui détourne notre attention du corps conscient vers les idées du passé et de l’avenir.

Bien sûr, le temps, la pensée et les émotions, la sélection d’objets distincts dans le présent mêlé ne posent aucun problème. Ce sont des outils utiles ; ce sont même les premiers outils que l’humanité a utilisés. Comme avec tous les outils, le problème apparaît quand ils prennent le contrôle de l’utilisateur. Quand une femme ne peut plus ressentir son corps directement sans penser, sans éprouver la pression du temps ou le besoin irrépressible de faire ou d’acheter quelque chose, quand un homme ne peut expérimenter directement le moment présent, quand toutes ses expériences lui parviennent par le truchement de l’esprit pensant, quand l’étrange, l’insaisissable intensité de la vie est instantanément traduite en idées, projets, désirs et théories, la confusion et la tristesse deviennent des compagnons permanents, l’anticipation et le souvenir de la conscience temporelle deviennent une source d’anxiété et d’inquiétude sans fin, et toute évocation de l’expérience radicale de l’existence consciente paraît stupide, complaisante et, dans un renversement complet de la vérité vraiment sensible, abstraite. Pour le soi relatif, elle semble aussi inconfortable, bizarre et inquiétante.

Pendant dix millénaires ou davantage, l’outil du soi a dirigé les affaires humaines[3], cherchant à éliminer la menace de la conscience dépourvue de soi[4] et celle du CONTEXTE dépourvu de soi auquel elle est indissolublement mêlée. Tous les monarques, états, partis, prêtrises, professions, gouvernements, conseils d’administration et parents irresponsables[5] ayant jamais existé ont inconsciemment perçu comme des dangers existentiels de premier ordre les états de l’existence consciente sans soi comme l’empathie, la sensibilité, l’honnêteté, la spontanéité, la créativité, la présence ou tout autre réponse non censurée au contexte.

Cette menace grandit à chaque nouvelle génération. Quand les organes du système – les INSTITUTIONS – sont encore jeunes et « à la portée » de ceux qui les ont créés, les lois, les habitudes et les traditions sont encore, partiellement au moins, informées par le contexte ; elles sont encore pertinentes pour la société telle qu’elle est, et ceux qui les ont créées ont encore une mesure de pouvoir sur eux. Mais quand apparaît une nouvelle génération, pour qui les processus institutionnels ont été dissociés de leur contexte original, d’un côté la « façon dont on a toujours fait les choses » ne paraît pas avoir beaucoup de sens et de l’autre, en même temps, par expansion et renforcement, elle paraît plus réelle que jamais. Les textes clés – autrefois discutables et modifiables – se figent et se sacralisent ; les pionniers – autrefois humains et réactifs – se font divins et irréprochables ; et, plus insidieusement, des normes tacites deviennent la réalité elle-même, une réalité objectivée dont les élites chargées de sa gestion perçoivent la violation, au mieux comme de l’imprudence, dans des cas plus sérieux comme un sacrilège ou une manifestation de folie[6].

Puisque les nouvelles générations ne peuvent pas accéder aussi facilement à la signification originale de l’institution, il faut consacrer des efforts de plus en plus importants pour leur décrypter, leur expliquer et leur enseigner la « façon dont on a toujours fait les choses », et contraindre ou punir la déviance, ce qui, malgré les organes monolithiques du système visant à la formation des esprits, est étonnamment simple. Il est facile d’inculquer la conformité, parce que la matrice des institutions[7] qui composent le système couvre de plus en plus d’aspects de la vie à mesure qu’il évolue. La langue, la science, les « faits », les recettes, les lois, les actions habituelles, les mythes justificatifs et les rôles prédéfinis qui forment la chaîne et la trame de la vie institutionnelle définissent, construisent, contrôlent et prédisent de plus en plus tout ce que fait l’individu et, par conséquent, tout ce qu’il peut penser de ce qu’il fait. C’est ainsi que la réalité fournie par l’institution devient la réalité même. L’esprit ne peut trouver d’issue, et toute tentative d’évasion passe pour de la dépravation, de la folie ou de la pure et simple bêtise (Bien sûr, cela ne signifie pas que les actes stupides, insensés et dépravés sont des échappatoires efficaces). En d’autres termes, parce que vous pouvez penser au monde humain, on vous fait croire à tort que votre pensée est sensée ou juste. La connaissance du monde est le monde. Vous pouvez critiquer les éléments constitutifs du système, et vous le faites probablement – le gouvernement est mauvais, nos institutions nous desservent, la civilisation tombe en morceaux – tout en demeurant par le biais de la critique une partie intégrante de ce « monde » qui, pour cette raison, conserve un certain sens, nous paraît « juste » et peut-être même « digne d’être défendu ».

C’est ainsi que toutes les tentatives de rébellion sont incorporées sans effort dans le mythos du système. La pensée originale, le slogan inspirateur, l’art radical, le discours de rébellion sont tous des manifestations de révolte consciente, et en tant que manifestations – objets intellectuels définissables, conservables, vendables, contrôlables – ils sont automatiquement récupérés.

De même, tout ce que nous ressentons et faisons est absorbé par le système, une fois qu’on l’a rendu explicite, mesurable, littéral, saisissable par l’esprit. L’ambigu, l’intime, le flou, le paradoxal (sans parler des grands insaisissables, l’amour et la mort) ne peuvent être admis dans l’institution avancée. Ils doivent être interprétés, confessés, enregistrés, affichés, disponibles. Le modèle biologique de la maladie mentale, la cartographie de toute vie, la suppression systémique de la vérité artistique (et l’exaltation de divertissements dans lesquels l’ineffable joue un rôle subalterne, comme le sport, la cuisine, les voyages, et tous les types de musiques et de fictions médiocres), le profilage bureaucratique de chaque personne, action et émotion sur terre (soutenu par l’éducation, la confession, la thérapie et la communication numérique) et l’incorporation de l’incompréhensible, de l’insaisissable et de l’imprévisible dans le littéralisme grossier de la science, voire de tout littéralisme (postmodernisme, féminisme, bon sens des mâles, etc, etc.), sont tous des gestes inconscients, alimentés par la menace inconsciente de l’abîme, dans cette direction totalisante, totalitaire[8].

La perception de cette menace doit être inconsciente, car la conscience est la menace. La conscience, et [l’expérience active du] [le] contexte qu’elle éclaire, est la seule issue à la pseudo-réalité du système. C’est pourquoi le système travaille sans répit à la supprimer, avec toutes ses manifestations qualitatives, sans jamais reconnaître que c’est ce qui a lieu. On réduit les dissidents au silence pour des raisons de sécurité, on promeut les hommes du système pour leurs talents, on diffuse la musique de fond pour divertir, on construit les autoroutes pour le transport, on augmente la puissance des réseaux téléphoniques « pour la communication », on fabrique les réfrigérateurs pour leur commodité, on abat les forêts pour le profit, on numérise la société pour l’efficacité, on drogue les personnes indisciplinées pour leur propre bien, on bannit la spontanéité pour la bienséance, on enferme les enfants pour leur sécurité, tout le monde est sous surveillance constante pour sa propre protection, on adopte les lois qui entravent la consommation de drogues psychédéliques, la manipulation des cadavres, la sexualité libre et l’autosuffisance au nom de la dignité, de la décence ou d’autres principes similaires, et les technologies (ou les activités rationnellement organisées) exigeant des réponses standard et supprimant, ignorant ou punissant l’impulsivité, l’individualité, la rêverie ou la pleine vigilance des sens (comme conduire une voiture, utiliser un téléphone ou jouer à un jeu vidéo) prolifèrent, afin que nous puissions tous vivre des « vies » « normales », « heureuses ». Toutes ces activités raisonnables, justes, amusantes, bénéfiques et logiques finissent par supprimer la conscience, émousser les sens, séparer hommes et femmes de leur propre nature et les uns des autres, et purger la vie de la joie incarnée ; mais ce n’est pas sujet à débat pour le système, ou pour ceux qui le servent ou s’y soumettent volontairement, aucun d’entre eux n’étant capable de reconnaître directement ce qu’il a perdu.

La deuxième source (secondaire) de sens, après l’existence consciente, est l’action délibérée. Celle-ci consiste à s’efforcer d’atteindre un objectif signifiant. Pendant toute l’histoire de l’humanité – des millions d’années – elle comprenait le fait de se nourrir, se vêtir, se chauffer et se loger soi-même, nouer des liens étroits avec les membres de sa société, trouver un partenaire et d’élever des enfants, exprimer honnêtement ses expériences et jouer, le tout avec autonomie, conscience et une immense quantité de compétences acquises naturellement dans la nature et la culture[9] sans contrainte ni même instruction.

Il va sans dire que rien de tout cela n’est acceptable pour le système, qui doit contraindre les humains à des rôles entièrement subalternes et, pour ce faire, doit leur ôter la capacité de s’approvisionner, de prendre soin d’eux ou de s’exprimer. Dans un système hautement développé, les gens constatent qu’absolument aucune compétence n’est requise pour se maintenir en vie[10]. L’obéissance suffit. Ils découvrent qu’ils sont incapables d’avoir des relations directes avec leurs semblables, et ils se sentent seuls ; ils découvrent qu’en matière de réalisations culturelles, l’habileté est un handicap positif, et ils se sentent inadaptés ; et ils découvrent qu’on les empêche de diriger leurs propres activités de façon signifiante, et ils se sentent frustrés[11].

Pour compenser la prodigieuse solitude, l’inadéquation et la frustration provoquée par le système – et, commodément, pour susciter de nouveaux domaines d’expansion du marché – le système doit donner aux gens la possibilité de s’engager dans des activités dénuées de sens, qui ne fournissent rien d’autre qu’une stimulation égocentrique (porno, télévision, réalités virtuelles, drogues), requérant des compétences minimales (art moderne, cours universitaires modernes, collection d’autocollants, journalisme), ou une autonomie minimale (éducation scolaire, travail salarié, Disneyland), ou, si elles satisfont le besoin d’indépendance de l’homme[12], n’ayant aucune incidence sur le fonctionnement global du système (faire le tour du monde à vélo, maîtriser les poses de yoga, entrer dans le Livre Guinness des records) ou, si elles satisfont le besoin de défi de l’homme, soutenant activement le système (gagner la coupe du monde, devenir PDG de Snapchat, amasser des richesses). Les humains doivent être encouragés à croire que toutes ces activités sont tout aussi « signifiantes » que les actions authentiquement utiles[13]. Ils doivent être persuadés de verser leur personnalité dans ces passe-temps et ambitions (ce qui, encore une fois, est facile dans un environnement totalisant) et, par conséquent, de rejeter violemment les critiques à leur égard comme des attaques personnelles, dissociant ainsi le nuage de futilité et d’ennui oppressants qui couvre la planète des succédanés et substituts de vie authentique qui le provoquent.

L’idéal, pour un système parfait, est un monde dans lequel tout le monde est complètement inconscient – incapable de ressentir de l’amour, d’avoir de l’empathie, d’agir spontanément ou d’expérimenter honnêtement le moment présent tel qu’il est, dans toute son intensité mystérieuse et son étrange intelligence ; et dans lequel tout le monde dépend totalement du système – domestiqué physiquement, émotionnellement et psychologiquement, déformé pour répondre à ses exigences et, idéalement, non seulement incapable de voir sa déformation, mais la célébrant activement.

Traduit par Guy Morant

33 Myths of the System est un guide radical du système dans sa forme terminale, la plus développée. Le livre démonte les fabrications de toutes les idéologies du système, exposant les fictions sans fondement au cœur du socialisme, du capitalisme, du professionnalisme et de l’anti-culture, que le système nous offre en guise de sens.

Notes

[1]    Ici, nous ne parlons donc pas de sens rationnel, intellectuel. Il y en a certainement peu dans la vie. Tolstoï a dit que « la seule connaissance absolue que l’homme puisse obtenir est que la vie n’a pas de sens », mais il était conscient qu’il y a dans la vie une vérité ineffable, intime, et c’est ce que j’entends ici par « sens ».

[2]    Ou plutôt d’un seul, envisagé de deux points de vue différents.

[3]    J’appelle cela l’EGO « auto-responsable », et je ne parle pas de l’ego freudien. Pour Freud, le « moi » était différent du « ça » instinctif et émotionnel et du « surmoi » social hyper-rationnel. En vérité, il n’y a pas de différence réelle entre ces divisions ; tous représentent l’ego.

[4]    Ou « allégés en soi », ce que nous pourrions appeler des états d’être « sans outils ».

[5]    Voir Comment laver le cerveau de vos enfants dans l’Apocalypedia.

[6]    P. Berger et T. Luckmann, The Social Construction of Reality.

[7]    Ces institutions, les « sous-institutions » (départements, classes, etc.) qui les composent, et leurs « sous-univers » de sens, sont souvent en désaccord les uns avec les autres et se disputent le pouvoir, ce qui donne une fausse impression de « diversité ». Ibid.

[8]    L’artisanat aussi, la spécialisation saine, doit finalement sortir de la fenêtre totalitaire, tout comme les différences locales et même nationales. La véritable individualité est automatiquement « vidée » par les pressions monolithiques de la modernité institutionnelle, de manière extrêmement et de plus en plus superficielle, voire risible. Demeurent les certificats d’expertise professionnelle, les drapeaux et les équipes de football de l’« identité » nationale et les symboles de la fierté locale (animaux, plantes, procédés artisanaux), mais la réalité privée et particulière à laquelle ces choses se réfèrent est morte depuis longtemps, fondue dans la masse systémique.

[9]    La distinction entre les deux, comme celle entre le travail et le jeu, étant une distinction moderne et artificielle. Voir Philippe Descola, Par-delà nature et culture.

[10]  À l’exception partielle des professionnels, qui doivent être qualifiés d’une manière fantastiquement limitée – c’est-à-dire spécialisés et orientés vers le marché jusqu’à la pathologie. Voir Jeff Schmidt, Disciplined Minds.

[11]  Ted Kaczynski, La société industrielle et son avenir. Kaczynski livre une analyse sans égale des conséquences de la privation d’action délibérée. Le rôle de l’existence consciente ne figure toutefois pas dans ses travaux, ce qui explique qu’il ait estimé que tuer des professeurs d’université était une bonne idée.

[12]  Et on parle bien le plus souvent de l’homme.

[13]  Non pas que ces activités soient totalement dénuées de sens. Mais elles n’ont pas le même sens que les activités signifiantes (et se situent même à un niveau de signification complètement différent). Si elles étaient réellement utiles, elles ne seraient pas autorisées. Comme le dit Kaczynski, « nous pouvons faire tout ce que nous voulons tant que c’est SANS IMPORTANCE ». Ici, il y a un parallèle avec le réformisme. Rédiger des pétitions, des articles dans les colonnes des médias mainstream, protester dans la rue, voter, se préoccuper des pauvres noirs et des NOTES des filles, etc. n’est pas non plus toujours vain, mais ce n’est aucunement révolutionnaire et, encore une fois, si c’était le cas, ce ne serait pas autorisé (voir mythe 31).