Les théories de Marx sont assez bien connues pour ne nécessiter qu’un résumé. Il commence par définir la valeur des marchandises en tant que fonction du travail nécessaire pour les produire. Ce travail, source de la dignité du travailleur, est la seule marchandise qu’il puisse vendre. Une fois que le capitaliste a acheté assez de travail pour satisfaire ses propres besoins, il exploite le travailleur – par l’oppression directe ou par les améliorations indirectes de la productivité – pour en tirer un profit. Ce profit s’accumule, rendant les capitalistes de plus en plus puissants, jusqu’à ce que la classe moyenne ait été absorbée dans la classe des travailleurs, et que toute cette masse misérable et dégradée se révolte et engendre le socialisme. Pour Marx, ce processus était à la fois nécessaire et inévitable, et c’est pourquoi il vantait le capitalisme et l’État bourgeois, dont il pensait qu’ils préparaient les conditions pour le mode de production supérieur du socialisme. C’est aussi la raison pour laquelle il vouait un culte à la production elle-même, la machinerie de la société, à laquelle il estimait que l’homme devait se soumettre jusqu’au jour où elle cesserait de le détruire. Ensuite, selon Marx, tous les antagonismes sociaux se seraient magiquement arrêtés. Le prolétariat de Marx est donc une sorte de Christ sous la forme d’une masse, « rachetant le péché collectif de l’aliénation » grâce à sa souffrance historiquement nécessaire[1]. Quelle quantité de souffrances ? Cela n’a pas d’importance. Comme le prolétariat christique va faire descendre le paradis sur terre, « mettant fin à la querelle entre l’homme et l’homme » et « résolvant le mystère de l’histoire », tout acte au service de cette attente messianique, quel que soit son degré de coercition ou de cruauté, est moralement justifié. Parce que le Dieu de l’Histoire le veut ainsi.
Marx célébrait la dignité du travail, il soutenait les actions indépendantes de la classe laborieuse, il critiquait l’État et s’opposait fermement aux privilèges hérités, mais, comme le dit Camus, « la réduction de toute valeur à des termes historiques mène aux conséquences les plus désastreuses[2] », précisément à la dégradation, la dépendance, l’oppression étatique et les privilèges répugnants auxquels Marx affectait de s’opposer. Il en est ainsi parce qu’il a situé les qualités morales de ses prophéties dans des faits bruts qui n’ont aucune signification. Son matérialisme l’a obligé à bannir tout ce qui ne sert pas les besoins matériels de la société idéale ; le fait objectif de la « vie » que nous devons préserver. L’amour, la beauté, la vérité, la dignité, l’indépendance, le sentiment de camaraderie, tout doit être sacrifié à ce plus grand bien, cette « vie » rationnelle et utilitaire.
Les théories économiques et sociales de Marx étaient fondées sur un univers rationnellement compréhensible, quasi légal, prolongeant l’éternelle tentative de la civilisation occidentale visant à fonder la réalité sur des lois factuelles et causales, qui a commencé avec les Grecs et les Juifs de l’âge du fer et atteint son achèvement moderne dans les œuvres de Hegel (la loi de l’histoire), Darwin (la loi de la nature) et Freud (la loi de l’esprit). Ce projet est vicié depuis ses origines, parce que la facticité et la causalité qui la fondent ne peuvent pas se situer dans la réalité – elles constituent des outils conceptuels, formidablement utiles, mais sans plus de réalité fondamentale que les nombres. Établir une philosophie sur un univers de faits résultant de causes, ou d’objets isolés par l’esprit, condamne l’individu à être aliéné de la réalité de cet univers, celle qui se situe « au-delà » des représentations que l’esprit en présente. Un tel esprit est même incapable de percevoir ce qui l’entrave – il est conditionné par sa propre activité – et encore moins de remédier à ces problèmes en jouant avec la structure rationnelle matérielle économique de la société.
Philosophiquement parlant, l’activité fondamentalement aliénante de l’esprit rationnel se présente sous plusieurs variétés, qui entraînent toutes des erreurs grossières et, dans la mesure où elles gouvernent la vie d’hommes et de femmes, une violence monstrueuse. Les « variétés » auxquelles Marx s’attachait étaient le rationalisme et le matérialisme qui (exactement comme leurs contraires ostentatoires l’empirisme et l’idéalisme) ignorent ce que le non rationnel et l’immatériel peuvent nous apprendre, restreignant l’histoire de l’humanité à un processus essentiellement mécanique qu’on ne peut expliquer que par des lois artificielles et rationnelles. Comme tous les gestionnaires rationnels, Marx n’avait absolument aucun intérêt pour l’ineffable, le paradoxe, l’ingouvernable, l’insaisissable ou l’individu qui incarne de telles qualités. Il n’avait d’intérêt que pour le quantitatif, la masse matérielle ; il était motivé par des fins totalement mécaniques et utilitaires, la satisfaction des besoins naturels, qui doit être atteinte avant de s’intéresser à toute autre valeur farfelue comme, par exemple, la liberté ou la paix de l’esprit. Pour Marx, « la liberté » et « la paix » devaient commencer par la domination rationnelle de la nature et trouver leur réalisation dans le développement de la technologie industrielle, seule façon, selon lui, de gagner la guerre contre la rareté, ce manque impossible à satisfaire avec lequel tous les humains sont nés.
Pour Marx, l’histoire était une machine téléologique, ou orientée vers la finalité, visant à une société sans classe à laquelle les divers antagonismes que renferme la société devaient inévitablement aboutir. Un tel paradis n’était pas fondamentalement différent du paradis judéo-chrétien standard, promis, mais constamment différé, qu’il rejetait. À cette fin, Marx vantait continuellement le développement du capitalisme – même s’il aboutissait à l’extrême déchéance des travailleurs. Marx défendait l’insistance de David Ricardo sur la production pour la production, sans considération pour l’humanité, comme étant « absolument juste ». Suivant le nationalisme quasi fasciste de Hegel, pour qui l’individu était un moyen « subordonné » et consommable au service d’une fin étatique, il a fait l’éloge du saccage de l’Inde par l’Angleterre, écrivant dans son essai « La domination britannique en Inde » que l’empire anglais était « l’outil inconscient de l’histoire » et que nous pouvions regretter les crimes des Britanniques ou l’effondrement d’un empire ancien, mais que nous avions la consolation de savoir que cette torture grotesque finirait par « nous apporter un plaisir plus grand ». Il était pareillement sanguinaire concernant la colonisation des États-Unis par l’Europe. De tels événements étaient des étapes nécessaires dans le processus historique linéaire, quasi légal envers lequel il était engagé.
Pour Marx, seuls les processus mécaniques et rationnels avaient le moindre intérêt. Il disqualifiait entièrement la conscience (atemporelle ou non) en tant qu’agent historique. Les marxistes ultérieurs tentèrent de faire entrer par la petite porte la conscience ou ses manifestations dans la culture, les croyances, le droit, etc., ou bien cherchèrent à comprendre la société comme un tout, sapant dans les deux cas les lois déterministes de Marx et les fondements mêmes du marxisme. Marx lui-même n’avait aucun intérêt pour l’exploration de réalités non historiques, non causales et non factuelles, ce qui explique pourquoi, au-delà de son analyse pénétrante des effets aliénants de l’économie capitaliste sur la psyché humaine, il n’avait rien de significatif à dire sur l’amour, l’art, la mort, la réalité, la moralité ou tout autre élément d’intérêt vital pour les êtres humains. Sa vision du changement révolutionnaire, un processus sans âme, mécanique, qui doit glisser le long des rails du destin, était une trahison de la nature humaine libre, qui devait être sacrifiée aux besoins matériels de l’histoire.
Pour Marx, le besoin utilitaire de satisfaire ses besoins – qui se manifeste dans l’économie, le mécanisme par lequel de tels besoins sont satisfaits à grande échelle – était le facteur déterminant des affaires humaines. La pensée, la perception, l’instinct, la croyance, l’inspiration étaient d’abord subordonnés au besoin de manger, dormir et se tenir chaud, et plus tard, quand les sociétés grandissaient, au besoin de cultiver des champs, construire des maisons, fabriquer des pantalons, etc. Apparemment, notre premier besoin n’est pas d’être conscients, de penser, de croire, d’avoir des instincts et d’avoir l’inspiration de chasser, cuisiner, faire du feu, écrire des livres, carreler des sols ou gérer des restaurants. Non que les besoins matériels et l’économie n’expliquent pas la plus grande partie du monde, ou ne façonnent pas les attitudes humaines – manifestement ils le font –, mais postuler que les faits matériels et économiques seraient le facteur déterminant unique ou originel de la vie humaine réduit l’homme à n’être qu’un composant d’une machine historique matérielle, ce qui n’est pas seulement une conception cauchemardesque de l’humanité, mais une affirmation intuitivement fausse – au moins pour toute personne assez consciente pour expérimenter sa propre réalité intérieure – logiquement sans fondement – car les qualités auxquelles aspire le marxisme ne peuvent être trouvées dans les faits rationnels sur lesquels il est fondé – moralement répugnante et empiriquement fausse – ce qui se passe en réalité ne correspond simplement pas aux prédictions de Marx. Par exemple, il avait la conviction que la paupérisation du prolétariat l’amènerait à se révolter contre l’oppression capitaliste. Pour autant que nous le sachions, cela n’a pas eu lieu et ne s’annonce pas ; l’homme intègre le monde capitaliste dans un état de soumission qui ne fait qu’empirer tandis que la pauvreté l’abrutit et l’affaiblit (particulièrement dans le tiers-monde), que le professionnalisme l’estropie et le désoriente, que la technologie le domestique, le distrait et l’endort avec les compensations qui lui sont offertes par l’État providence – un mécanisme quasi socialiste qui résonne parfaitement avec l’autoreproduction du capitalisme.
La soi-disant « base réelle » (expression de Engel) sur laquelle Marx a établi ses lois de l’histoire a conduit à quatre conséquences désastreuses liées entre elles : l’étatisme, le réformisme, la technophilie et le professionnalisme. L’étatisme – la création d’un État socialiste qui serait ensuite renversé par le prolétariat – était, selon Marx, une étape indispensable sur la route du communisme. C’est pourquoi il exigeait, de manière à peine croyable, que la bourgeoisie vienne d’abord à la barre. Comme de nombreux socialistes et communistes après lui, il a vaguement fait allusion à l’espoir qu’un jour l’État dépérisse, mais de même que toute autorité tyrannique promet une liberté qui ne vient jamais, cette évolution ne pouvait être atteinte qu’en autorisant tous les types de crimes sur les gens ordinaires (car les crimes n’existent pas au royaume des faits nus) et en donnant au préalable le pouvoir aux experts qui géreront le mécanisme d’État pour le « bien » du peuple. Marx ne semblait pas anticiper que ce parti puisse gérer (et gère[3] de façon répétée) l’État pour ses propres intérêts, ni que le légendaire paradis sans État de la classe laborieuse prédit par lui contiendrait d’épouvantables antagonismes sans rapport avec les classes, ni que le progrès technologique prérequis selon lui pour satisfaire les besoins d’un tel État puisse le boursoufler d’une technobureaucratie centralisée, possédant à nouveau ses propres intérêts.
En réalité, Marx n’avait aucune intention de réduire l’État, il souhaitait juste le réformer de l’intérieur. C’est pourquoi, dans le Manifeste du parti communiste, son programme « radical » en vue du changement révolutionnaire, il ne demandait, en fait de réformes concrètes, qu’une taxe sur les héritages, un impôt sur le revenu progressif et la centralisation du crédit et des communications. Michel Bakounine qui, comme tous les anarchistes dignes de ce nom, a tenté de se débarrasser de l’État en se débarrassant réellement de lui s’est opposé bec et ongles à ce gradualisme faible et égoïste :
Marx est un communiste autoritaire et centraliste. Il veut ce que nous voulons : le triomphe complet de l’égalité économique et sociale, mais dans l’État et par la puissance de l’État, par la dictature d’un gouvernement provisoire très fort et pour ainsi dire despotique, c’est-à-dire par la négation de la liberté. Son idéal économique, c’est l’État devenu le seul propriétaire de la terre et de tous les capitaux, cultivant l’une par des associations agricoles, bien rétribuées et dirigées par des ingénieurs civils et commanditant au moyen des autres toutes les associations industrielles et commerciales. Nous voulons ce même triomphe de l’égalité économique et sociale par l’abolition de l’État et de tout ce s’appelle le droit juridique… nous voulons la reconstitution de la société et la constitution de l’unité humaine, non du haut en bas par une autorité quelconque et au moyen de fonctionnaires socialistes, d’ingénieurs et d’autres savants officiels, mais de bas en haut par la fédération libre des associations ouvrières de toutes sortes, émancipées du joug de l’État.[4]
Dans la reconstruction de la société par le haut selon Marx, la nature et la nature humaine continuent d’être dominées, désormais au nom du peuple, par des politiciens technocratiques, avec l’objectif différé de se débarrasser de l’État autoritaire. Les socialistes escamotent le fait embarrassant que la domination autoritaire persiste et continue de ruiner ce qu’elle était censée libérer, et que rien d’essentiel n’a changé. Pour prendre un exemple décisif, dans une société communiste, « le travail » était censé être libéré. Voici l’idée : la prise de contrôle du système industriel de production développé dans une économie capitaliste, avec tous ses spécialistes et leurs théories et tous ses techniciens et leurs machines, devait engendrer quelque chose de fondamentalement différent. Dans le vrai monde, c’est une ambition ridicule. Une machine capitaliste qui, comme Marx lui-même nous l’a dit, exerce un contrôle total sur le travailleur – sur l’endroit où il travaille, sur la vitesse de son travail et sur la nature des petites actions spécialisées qu’il est censé exécuter – reste la même machine quand elle est gouvernée par un État communiste. Elle ne peut pas agir ou être autrement. Par exemple, comment ferait une usine de meubles (le genre d’usine qui fabrique des kits IKEA) pour accorder l’autonomie au travailleur individuel ? Comment le travailleur individuel pourrait-il prendre le contrôle complet de l’appareil de production dans l’atelier, imaginé pour un système mécanisé, rigidement hiérarchique, est conçu pour discipliner mécaniquement la force de travail ? L’usine est construite pour produire le plus grand nombre de biens au coût le plus faible et à la vitesse la plus élevée ; c’est à cela que servent ses machines. Comment pourrait-elle être utilisée pour produire des biens de haute qualité faits à la main au rythme choisi par le travailleur individuel, permettant à ce travailleur d’exercer de façon autonome son intelligence discriminante dans tout le processus de fabrication ? Comment l’usine IKEA pourrait-elle être amendée, sous la gouvernance socialiste, en un atelier artisanal à petite échelle ?
Elle ne l’est pas et ne peut l’être. L’usine, telle qu’elle est, doit être détruite – en fait, le système manufacturier tout entier. Et pas seulement son architecture physique et ses machines, mais aussi ses structures idéologiques et organisationnelles, la division de l’activité de travail en un millier de tâches hyperspécialisées et la division des finalités du travail dans le travail intellectuel du gestionnaire et l’asservissement débilitant du travailleur à la machine. D’une manière ou d’une autre, il est possible de refondre magiquement tout cela, sous une gouvernance communiste ou socialiste, en une totalité recommandable, bien que personne ne sache comment. Les marxistes et les socialistes espèrent seulement que toutes les taches séparées que demande, par exemple, le système industriel de fabrication de gâteaux (un homme sur la machine à mélanger, un homme sur la machine à cuire, un homme sur la machine à découper, un homme sur la machine à mettre en boîte) se dissoudront d’elles-mêmes, d’une manière ou d’une autre, dans l’activité autonome d’un simple pâtissier, et que la classe gestionnaire, une fois libérée des pressions que lui imposent les propriétaires capitalistes, prêtera main-forte aux robots qui suivent ses ordres, se laissant avec joie requalifier par eux pour marcher en triomphe vers une société moins technologique qui rendra obsolètes les compétences spécialisées du gestionnaire et le pouvoir qu’elles fondent. On nous demande d’imaginer que la technologie bureaucratique exigée par la machine industrielle mondiale renoncera à ses pouvoirs quand la machine sera retirée des mains des propriétaires d’entreprises privées et données à l’État socialiste, et que les centrales nucléaires, les navires à containers propulsés par le pétrole et les usines de plasturgie seront alors reconvertis pour servir des économies locales peu gourmandes en énergie.
Pour tous ceux qui sont capables de l’examiner sans les filtres idéologiques déformants du gauchisme, cette idée est une croyance religieuse ridicule et puérile. Une immense usine industrielle ne peut pas davantage être reconvertie pour le bénéfice de l’homme qu’un tracteur ne peut être modifié pour labourer un jardin. Et de même que la terre doit être remodelée pour répondre aux besoins du tracteur, l’homme doit être remodelé pour répondre aux besoins de l’usine, ce qui explique pourquoi l’homme d’usine (y compris la classe gestionnaire des docteurs, juristes, journalistes, etc. qui peuvent ne jamais mettre les pieds dans une usine) est si disposé à perpétuer le système à haute technologie de l’usine, et résiste à l’idée que si on veut que l’homme prenne le contrôle de l’usine, toute l’usine doit être détruite et ensuite reconstruite pour l’homme – et pas seulement une usine, mais tous les systèmes interconnectés qui la nourrissent et s’en nourrissent. Les esprits manufacturiers sont épouvantés par une telle notion. Ils comprennent qu’une menace radicale au système industriel est une menace radicale à leur existence, ce qui explique pourquoi les esprits manufacturiers accueillent les critiques radicales de la technologie industrielle presque exactement de la même façon que les croyants fondamentalistes prennent les critiques radicales de leur prophète ou de leurs textes sacrés.
Marx n’avait pas la moindre idée de ce qu’implique inévitablement le « développement complet des forces productives » de l’humanité – la ruine de l’homme et l’absorption de la psyché humaine dans le cauchemar d’un simulacre auto-informé (et, ironiquement, non-matériel). Il ne comprenait pas, ou ne voulait pas comprendre, qu’un système technocratique exige une élite gestionnaire technocratique et bourgeoise. Son analyse de l’aliénation productiviste était inégalée, et encore célébrée à juste titre, mais son obsession de l’exploitation de classe l’a rendu aveugle à l’exploitation par la masse démocratique, par le système technologique, par le pouvoir professionnel et par l’hypermonde abstrait qui parasite la réalité consciente. Marx était aveugle à l’aliénation résultant du transfert de la capacité individuelle à travailler, apprendre, parler, soigner et mourir librement dans une technosphère « dématérialisée », ou de son appropriation par une classe de techniciens (qui se disent « gestionnaires », « professeurs », « scientifiques », « médecins » et parfois « hommes d’affaires » et « politiciens »), comme le sont tous les professionnels qui, directement ou indirectement, l’ont suivi dans les allées aveugles du progrès technologique. Bakounine (et incidemment Dostoïevski) en a vu les signes avant-coureurs :
Un corps scientifique auquel on aurait confié le gouvernement de la société finirait bientôt par ne plus s’occuper du tout de science, mais d’une tout autre affaire ; et cette affaire, l’affaire de tous les pouvoirs établis, serait de s’éterniser en rendant la société confiée à ses soins toujours plus stupide et par conséquent plus nécessiteuse de son gouvernement et de sa direction.[5]
Nous nous trouvons maintenant dans l’impasse que Bakounine avait prédite et vers laquelle Marx et ses nombreux disciples nous ont dirigés, où ceux qui nous oppriment ne sont plus principalement les rois ou les capitalistes, mais les experts professionnels et techniques, et l’ahurissante supermachine qu’ils dirigent. Le pouvoir militaire et le pouvoir usufruitier des rois et des capitalistes existent toujours, mais ils ont été supplantés par le pouvoir de gestion des techniciens (qui, comme l’a démontré leur acceptation universelle des confinements et de la dernière phase biofasciste du système, sont aussi heureux que l’étaient les capitalistes et les rois de voir les classes ouvrières brutalement disciplinées) et le pouvoir d’absorption de la réalité de l’inculture virtuelle et du monde construit pour la servir.
Tout cela explique pourquoi Marx méprisait la classe sociale la moins touchée par l’industrialisation, à savoir la paysannerie. Marx (comme Platon) n’avait aucun intérêt pour les leçons que la nature sauvage pouvait offrir à l’homme, et préconisait en réalité la fin de la production rurale à petite échelle. Il souhaitait qu’on applique à l’agriculture « les méthodes modernes, telles que l’irrigation, le drainage, le labourage à la vapeur, le traitement chimique et ainsi de suite… » et qu’on cultive la terre « à grande échelle », dans ce que nous appellerions aujourd’hui une ferme « monoculturale ». En fin de compte, l’extermination de la nature biodiverse et des vies conscientes de ceux qu’elle nourrissait ne le concernait pas vraiment, comme elle ne concerne pas ceux qui, malgré leur pompeuse rhétorique « écoresponsable », sont toujours engagés dans la destruction de l’autosuffisance et de l’indépendance rurale. Cette engeance ne compte pas seulement les nobles propriétaires terriens et les professionnels contrôlant l’information, mais aussi le prolétariat même, dont Marx nous disait qu’il créerait une société sans classes, mais qui était et est toujours engagé, en collusion avec la bourgeoisie et l’aristocratie technolâtres, dans l’industrialisation de tous les aspects de la vie et de la culture, s’emprisonnant toujours plus profondément dans « le royaume de la pénurie » qui en résulte.
David Cayley résume le compte rendu d’Ivan Illich sur ce processus ;
« L’homme [travailleur] s’est retrouvé dans une conspiration avec son employeur » dans la mesure où « tous deux étaient également concernés par l’expansion économique et la suppression de la subsistance. » « Cette collusion fondamentale entre le capital et le travail », poursuit [Illich], « était mystifiée par le rituel de la lutte des classes. » L’ampleur de cette affirmation est tout à fait stupéfiante. Marx avait affirmé que la classe universelle dans laquelle le capitalisme rencontre sa pleine contradiction et sa potentielle abolition était le prolétariat. Pas du tout, dit Illich – le prolétariat n’est qu’un complice dans la guerre contre la subsistance, qui est le véritable lieu de la contradiction. La nouveauté qui échappe à Marx ou qu’il prend pour acquise, c’est l’homo œconomicus, un être qu’il faut « distinguer… de tous les autres êtres humains. » La lutte des classes n’est rien d’autre qu’un rituel, et un rituel, comme Illich le définit ailleurs, est « une procédure dont le but imaginé permet aux participants d’ignorer ce qu’ils font réellement. » Ce que les antagonistes/complices de la lutte des classes « font réellement », c’est la guerre à la subsistance, par leur intérêt commun à industrialiser chaque aspect de la culture et chaque élément de subsistance – projet qui distingue l’homo œconomicus de « tous les autres êtres humains ». Les « prolétaires » de Marx, qui ont « un monde à gagner » et « rien à perdre que leurs chaînes », resserrent en fait ces chaînes en essayant d’améliorer leur position dans le royaume de la pénurie plutôt que de lutter pour la restauration des biens communs. La véritable classe universelle est celle des travailleurs de l’ombre – tous ceux qui travaillent « improductivement » dans l’ombre de la production[6].
Marx ne se doutait pas que la classe ouvrière finirait soumise et domestiquée par le « développement de ses forces productives », que l’industrialisation de sa vie la forcerait à se soumettre au dieu de la productivité et à détruire un monde naturel dans lequel la rareté n’existe pas. Marx n’a pu prédire qu’en fin de compte, chacun – c’est-à-dire la psyché individuelle de chaque personne sur terre – deviendrait inévitablement un « moyen de production », une industrie capitaliste virtuelle avec un seul ouvrier, travaillant devant l’écran-usine auquel il serait psychologiquement enchaîné. Comment peut-on « s’emparer des moyens de production », comme Marx nous l’a suggéré, quand ces moyens de production sont notre propre personne ? Qui devrait s’en emparer ? Marx ne répond pas à ces questions. Non pas parce qu’il ne pouvait imaginer un monde dominé par, disons, l’internet, mais parce qu’il ne pouvait mettre en question le clergé technocratique dont il faisait partie et dont il était, en quelque sorte, le prophète fondateur.
Marx était le premier STAGVERSIF[7], ou un radical professionnel, promettant la révolution, la liberté, l’égalité et autres merveilles de ce genre, mais soutenant le système et l’aidant à se développer par ses hypothèses et actions réelles. Il n’était pas critique à l’égard de la technologie ou de la classe techno-bureaucratique de fonctionnaires (gestionnaires, professionnels, politiciens, dirigeants syndicaux) qu’elle a engendrée, il méprisait le pouvoir des pauvres des campagnes et de la classe ouvrière (la paysannerie et le prolétariat « insuffisamment développé », tous deux superflus face aux toutes-puissantes lois de l’histoire, selon Marx) à gérer leurs propres affaires, il soutenait les guerres coloniales, tant qu’elles contribuaient à sa révolution étatiste, il était attaché à une théorie monstrueusement grossière de la vie, de l’histoire et de l’expérience humaines, et n’avait rien d’intéressant à dire sur la vie en dehors de ça – par exemple sur la beauté, l’amour, la nature ou la mort – et postulait un avenir prophétique – un paradis séculaire, sinistrement utilitaire – qui, comme l’a souligné Nietzsche, instrumentalise inévitablement les hommes, nivelle l’humanité en une bouillie insipide au nom du « bien commun ». L’individu dans sa liberté, son mystère et sa singularité absolue, n’a aucune place dans la pensée de Marx, bien qu’il prétende le contraire. C’est pourquoi il était encensé par la presse bourgeoise, par des radicaux avant-gardistes comme John Stuart Mill, par des hommes d’entreprise, par des membres de la secte technologique, par des hommes d’affaires progressistes et par des « chefs révolutionnaires », dont Lénine, plusieurs décennies après la mort de Marx, allait devenir l’exemple le plus notoire et le plus tyrannique.
Si c’était tout, nous pourrions sans risque l’oublier, mais dans tous ces aspects essentiels, il est identique aux innombrables socialistes, communistes et prétendus anarchistes qui l’ont suivi, et c’est pourquoi, une fois retirées les quelques observations d’une valeur inestimable qu’il a faites – ainsi que celles issues de l’indispensable critique du capitalisme qu’il a initiée (par exemple celles de Braverman, Baran et Sweezy, Mumford, Ellul, Fromm, Berger et beaucoup, beaucoup d’autres) – il est si important de comprendre et de rejeter complètement sa théorisation grossière et hyperrationnelle (bien que peu scientifique), son autoritarisme brutalement insensible, sa politique réformiste – et étatiste – pathétiquement gradualiste, son culte monomaniaque du progrès technologique géré par la bourgeoisie, son franc mépris pour les gens ordinaires et sa célébration de la stérile machine à civiliser qui fait de nous tous des esclaves.
Adieu monsieur Marx.
POSTFACE : LE MONDE DEVIENT SOCIALISTE
Il n’y a pas de différence fondamentale entre le capitalisme et le communisme. Le capitalisme est l’idéologie du pouvoir privé/d’entreprise, le communisme est l’idéologie du pouvoir professionnel/étatique, mais les deux dépendent entièrement l’un de l’autre et se confondent. Ils sont un. Cela n’apparaît pas ainsi parce que, premièrement, les deux groupes – les propriétaires et les techniciens – divisent et récupèrent les instincts du peuple, qui oscille entre le « traditionalisme » et l’« individualisme » de droite et l’« innovation » et le « collectivisme » de gauche. Deuxièmement, les deux groupes ont souvent de véritables désaccords (sur la meilleure façon de gérer la machine) et troisièmement, l’exagération massive de leurs différences sert leurs objectifs respectifs, permettant de donner l’impression d’un véritable choix démocratique entre la droite et la gauche. Ils affichent en permanence leurs désaccords sur l’aspect du pouvoir systémique qui devrait être privilégié à tel ou tel moment, ils portent des couleurs différentes et expriment des engagements différents, mais ils travaillent ensemble (l’État de gauche contrôlant l’aide sociale, le maintien de l’ordre, les impôts, l’accréditation professionnelle, et mettant en scène le spectacle de la « démocratie », le secteur privé de droite s’occupant du reste), et quand les choses se gâtent, ils conjuguent toujours leurs forces, mobilisant du pouvoir, sous forme d’argent et de capital, pour satisfaire les dernières demandes du système.
Il y a pourtant certaines différences entre la gauche communiste et la droite capitaliste, de même qu’il y en a entre les entreprises privées et l’État public. Ils remplissent des fonctions différentes et, à tout moment et en tout lieu, l’un possédera, recevra ou confisquera plus de pouvoir que l’autre. Au moment où j’écris ces lignes, nous assistons à un basculement vers un plus grand pouvoir étatique, donc à une promotion du socialisme. Il n’y a pas si longtemps, il était inconcevable qu’un véritable détenteur de pouvoir en Occident critique sérieusement le capitalisme. On donnait à des gauchistes extrémistes un espace de parole sur des plateformes médiatiques socialistes, mais on ne les prenait pas au sérieux. Depuis cinq ou dix ans, et surtout ces deux dernières années, la situation a changé. Aujourd’hui, on favorise partout les critiques du capitalisme (y compris des critiques du « travail »). Tandis que les confinements brisaient les niveaux inférieurs de l’économie, de nombreux gauchistes se sont mis à saluer la « fin du capitalisme » et le « début du communisme », sans avoir conscience, comme toujours, que le système englobe les deux. Slavoj Žižek en était un exemple éminent, mais il y a aujourd’hui de nombreux socialistes et « anarchistes » qui battent le tambour anti-travail en rythme avec le métronome des banques centrales (similaires, en un sens, à Extinction Rebellion et Black Lives Matter, qui se battent courageusement à l’écart de la nature et des Noirs… mais dans la même direction que le système).
Si le socialisme connaît un renouveau, c’est parce que le système exige en ce moment une contraction de l’économie mondiale et l’emprisonnement de tous ceux qui vivent à l’intérieur, qui demande à son tour une augmentation massive du pouvoir étatique. Comme nous l’a appris Marx, l’économie capitaliste est fondamentalement instable et sujette au crash, et fondamentalement contradictoire, ayant l’obligation d’exploiter et d’exclure les travailleurs en même temps. Il est encore difficile de dire avec certitude ce qui s’est passé, mais il semblerait que, tandis que l’économie mondiale était menacée par une crise qui promettait de ravaler le crash de 2008 au rang de simple éructation d’après repas, les banques et fonds d’investissement les plus puissants du monde ont concocté un plan (« conspiré », pourrions-nous dire) pour « réinjecter des liquidités » dans le système, « isoler l’économie réelle de la détérioration » et étrangler la production[8]. Indépendamment de ce qui s’est passé en coulisse, notre monde confiné est apparu peu de temps après, exigeant, par un heureux hasard, de virtualiser intégralement l’économie, dissoudre les petites entreprises, obliger tout le monde à présenter un identifiant numérique pour accéder à la société et injecter des milliards dans les sociétés technologiques et pharmaceutiques. Tout ceci, par un heureux hasard, a retardé l’effondrement économique et fait passer les moyens de coercition d’une population mondiale de plus en plus exclue (en particulier les évanescentes classes moyennes occidentales) de la carotte (système capitaliste huxleyen) au bâton (système capitaliste orwellien).
La nouvelle, dernière et probablement ultime phase du système, le totalitarisme biofasciste (alias le technoféodalisme), mis en route au début de 2020, demande des pouvoirs massivement accrus de contrôle légal géré par l’État, de maintien de l’ordre, de surveillance, d’aide sociale, de développement et de déploiement technologiques et, bien sûr, de « santé ». C’est pourquoi nous assistons à un saut vers le socialisme et le communisme, alors qu’on demande à l’État de « gérer la pandémie » (ensuite de gérer les « crises de ressources » « provoquées » par la guerre contre la Russie, ensuite de gérer la « crise climatique », peu importe ; tout – réel ou inventé – ce qui peut servir de prétexte). On nous dit que toutes ces crises ont provoqué un « retournement » économique totalement inattendu. Ce qui s’est réellement passé est que l’État a été chargé de créer une « pandémie » (ce qui veut dire gonfler la gravité d’un virus de type grippe, c’est pourquoi les États les plus déterminés à introduire des passeports vaccinaux étaient, étonnamment, les plus touchés), de même que l’État sera appelé à gérer les paniques fabriquées à venir, afin de gérer la désintégration du système et les millions de travailleurs que l’expansion technologique du système aura rendus inutiles.
En plus de la « communisation » de l’Occident, provoquée par sa propre incapacité interne à subvenir à ses besoins, nous pouvons aussi noter qu’au moment où j’écris ces lignes, les pouvoirs semblent se déplacer vers la Russie, la Chine et l’Inde, pays qu’on peut raisonnablement décrire comme communistes ou socialistes, dans la mesure où l’État central a bien plus de pouvoir que dans les hiérarchies distribuées de l’« ordre mondial » anglo-européen.
Pour toutes ces raisons, il est vraiment naïf de combattre le « capitalisme » ou le « capitalisme globalisé », ou les divers monstres « fascistes » qui prétendent avoir le contrôle de la machine. Combattre le « capitalisme », c’est comme affirmer que la cause de mon cauchemar est le monstre qu’il contient. Le système est en partie capitaliste, en partie communiste (et, tant que nous y sommes, en partie féodal), et tout ce que font nos dirigeants pour nous opprimer, ils le font au nom de la machine mondiale, ce qui explique pourquoi ils ne prennent jamais la moindre décision qui perturbe sérieusement le système technologique. Combattre un élément à l’exception des autres est aussi utile et intelligent que traiter un cancer en retirant les tumeurs. Le capitalisme pourrait s’arrêter demain, nous pourrions enfermer tous les P-DG, tous les milliardaires et les banquiers de la terre dans un sac plein de serpents et les jeter dans la Tamise (une motion débattue au parlement pendant la crise de 1720), rien de fondamental ne changerait. Nous aurions seulement une variété différente de misère, qui profiterait aux intellectuels, aux techniciens et aux gestionnaires.
Cela ne signifie pas que ceux qui s’opposent au nouvel ordre mondial « communiste », ou ceux qui agitent leurs petits drapeaux pour le nouvel empire eurasien, ne s’égarent pas de la même façon. Ils n’ont pas conscience, ou ne veulent pas admettre, que le capitalisme, bien que sous une forme différente, se poursuivra sans interruption, que le pouvoir privé et l’inégalité continueront à augmenter et que tous les postulats et les outils du système capitaliste resteront obligatoirement en place – un système financier fondamentalement inique, la richesse privée, des droits de propriété inviolables, l’exploitation du travail, l’appauvrissement des pauvres et une prison technologique mondiale qui incarcère tout le monde, indépendamment du système de gouvernance locale adopté. Cependant, ils ont parfaitement raison quand ils voient que le spectre étatiste de Marx, le bureaucrate technofasciste sans cœur, hante le monde nouveau, et c’est pourquoi il est si important de le voir, lui et sa vile philosophie, pour ce qu’ils sont : des superstitions messianiques et, en fin de compte, des outils pour le système.
Traduit par Guy Morant Une version actualisée de cet essai est publiée dans Ad Radicem, un recueil de réflexions radicales sur le système et le soi.
[1] Albert Camus, Le révolté.
[2] Ibid.
[3] À commencer, bien sûr, par le « parti d’avant-garde » de Lénine.
[4] Michel Bakounine, Lettre aux internationaux de Romagne.
[5] Michel Bakounine, Dieu et l’État.
[6] David Cayley, Ivan Illich : An Intellectual Journey.
[7] Un terme inventé par l’auteur [ndt].
[8] Fabio Vighi, La prophétie autoréalisatrice : effondrement du système et simulation de la pandémie.